Journalisme de solution

13. Le journalisme de réconciliation /

C’est à la fois un genre journalistique encore expérimental et le stade ultime du journalisme de solution. Le journalisme de réconciliation parvient à traiter des sujets clivants en apaisant les esprits et en cherchant des issues aux conflits.

Chrétiens contre musulmans, modérés contre rigoristes, athées contre croyants, laïcards contre communautaristes, antifa contre suprémacistes blancs, hypocondriaques contre antivax, génération Z contre boomers, cyclistes contre automobilistes, prolos contre bobos, paysans contre urbains, chauffeurs de taxi contre chauffeurs de VTC, supporters hooliganisés des jaunes contre supporters holliganisés des bleus, masculinistes décomplexés contre mysandres prosélytes, féministes historiques contre néo-féministes, universalistes contre essentialistes, fédéralistes contre nationalistes… et on vous épargne les haines tribales qui traversent tous les continents.

Le monde se polarise et les débats sont de plus en plus clivants. Les réseaux sociaux se nourrissent d’insultes et d’invectives, enrichies en stéréotypes et dopées aux infox. Le séparatisme des esprits devient la norme. Un robinet à haines qui se transforme parfois en actes…

Et les journalistes contribuent à l’entretenir. C’est l’ère du « blablaclash ». Les pires intolérants font les meilleurs clients des talk show. Mais les punchlines les plus séduisantes sont aussi des coups violents portés à la raison, à la paix et à un certain art de « vivre ensemble ». Nous mettons en scène les guerres au lieu d’aider à les résoudre.

« Tant que le journalisme se contente d’entretenir les conflits, il abdique le pouvoir dont il dispose pour aider les gens à trouver une issue à ce conflit», résume Amanda Ripley, autrice de l’essai Complicating the narrative (complexifier la narration) pour le réseau Solution journalism Network.

Mais ce constat déprimant n’est pas une fatalité. C’est même tout l’objet de Complicating the narrative qui explique comment transformer ce journalisme de confrontation en ce que nous pourrions appeler le « journalisme de réconciliation ».

Changer de regard en changeant de méthode

Comme beaucoup de journalistes aux États-Unis, souvent libéraux au sens américain du terme – c’est-à-dire plus proche des idées démocrates -, Amanda Ripley a été traumatisée par l’élection de Donald Trump en 2016. Et comme d’autres, elle s’est demandée pourquoi elle n’avait pas anticipée cette victoire et comment elle aurait pu mieux comprendre les motivations des électeurs.  Mais contrairement à d’autres, elle ne s’est pas contentée de les rencontrer bardée de ses préjugés, elle a cherché à les interroger autrement. Car Amanda Ripley a bien compris que l’essence des conflits qui minaient la société américaine ne pouvait s’apaiser avec les armes journalistiques conventionnelles. Elle s’est donc tournée vers les spécialistes de la résolution de conflits : les psychologues, les avocats, les chercheurs, les diplomates, les médiateurs et même les rabbins : « Ils savent comment casser les récits toxiques et amener les gens à révéler des vérités plus profondes, écrit-elle. Ils le font tous les jours – avec des conjoints épuisés par leur relation, des partenaires commerciaux rivaux, des voisins agressifs. Ils ont appris comment amener les gens à s’ouvrir à de nouvelles idées, plutôt que s’enfermer dans le jugement et l’indignation ». 

Elle a ainsi découvert qu’il est inutile de tenter de raisonner une personne en colère ou effrayée. « Quiconque valorise la vérité devrait cesser d’adorer la raison » résume le psychologue social Jonathan Haidt. Les blocages irrationnels peuvent être réels, profonds et, en apparence, insurmontables. Il est par exemple impossible de susciter la curiosité de quelqu’un qui se sent menacé. Il restera enfermé dans sa « bulle de filtre ». Il faut d’abord le rassurer.

Pourquoi on ne veut plus parler aux journalistes

Il est également de plus en plus compliqué pour des journalistes de parler avec certaines catégories de la population. C’est ce qui s’est passé en France pendant la crise des Gilets jaunes par exemple. Mais ce blocage peut intervenir n’importe où quand l’ambiance est proche d’une guerre civile à basse intensité et que la moindre question est perçue comme une agression. Le journaliste, même honnête et impartial (croit-il) est forcément perçu comme faisant partie du camp d’en face.

Nina Fasciaux du SJN (Solution Journalism Network) résume bien cette défiance que nous subissons après l’avoir (inconsciemment) provoquée :  « Certaines personnes refusent de nous parler car les questions qu’on leur pose les agresse, parce qu’elles les mettent dans des cases. Ils ne se sentent pas écoutés, ils ne se sentent pas entendus, ils se sentent trahis ». Ils ont en fait l’impression qu’on a déjà leurs réponses en tête quand on les questionne et ils n’ont pas envie « de rentrer dans ce schéma qu’on a dessiné pour eux ». Bref, de cadrer avec l’angle qu’on a construit sans leur demander leur avis.

Nina Fasciaux a pourtant réussi à décrisper les relations entre journalistes et Gilets jaunes lors d’une rencontre début 2020. Comment ? En appliquant une méthode tirée de Complicative the narrative qui se base quatre piliers et qui commence par une pratique assez peu orthodoxe pour les journalistes : le looping.

La technique du looping

Autrement dit : « loop for understanding » (la boucle pour comprendre), c’est une interview… en boucle où le questionneur répète et reformule la réponse du questionné. « Cette technique d’écoute vise à s’assurer qu’on a compris ce que la personne voulait nous dire tout en montrant qu’on a un réel désir de comprendre ce qu’elle formule », explique Nina Fasciaux. Concrètement ? 1. On écoute pour comprendre. 2. On partage avec la personne interviewée ce qu’on a compris (avec nos propres mots) 3. On observe ses réactions et on valide nos propos (ou on les corrige). 4. On corrige si on a mal compris. Puis on poursuit pour en savoir plus. Le but de cette méthode qui peut sembler un peu contraignante, c’est de mettre en confiance. Et là, il se passe quelque chose d’assez magique pour Nina Fasciaux : « Quand une personne se sent comprise, elle a tendance à baisser les armes et à être plus ouverte à une opinion opposée à la sienne ».

Interroger sur les motivations, pas sur les opinions

Des opinions, tout le monde en a. Et on passe nos journées à entendre les opinions des autres, dans notre entourage comme dans les médias. Les médiateurs qui ont l’habitude de travailler sur des conflits appellent ça des « positions ». Et ce qui les intéresse, c’est de creuser sous ces positions. Au lieux de demander « qu’est-ce que vous pensez de… ?», on change complètement de perspectives et on dit : – Comment en êtes-vous arrivé là? – Comment ce conflit a-t-il affecté votre vie?

  • Qu’est ce qui dans votre vie a façonné cette opinion ?
  • Qu’est ce qui fait que vous faites confiance à une affirmation plutôt qu’une autre ?
  • Qu’est-ce qui est important pour vous ?

– Comment vous sentez-vous lorsque vous me le dites ? ». « Ces questions peuvent sembler délicates», écrit Amanda Ripley, mais il est surprenant de constater à quel point les gens se les sont rarement posés. «Vous voyez les gens cligner des yeux et dire:« Je n’ai jamais pensé à ça de cette façon. » Au total, le SJN a listé 22 questions pour « complexifier nos récits ». 

L’expérience de la BBC

Pour voir ce que peut donner un bon journalisme de réconciliation, direction la BBC. Crossing divides qu’on pourrait traduire par « sortir de l’impasse » est probablement le programme le plus abouti du journalisme de réconciliation. Des surfers gosses de riches qui domptent la vague avec des habitants des favelas, des pros et des anti-Brexit qui se parlent calmement ou cet extraordinaire reportage sur des ex-enfants soldats chrétiens et musulmans qui deviennent des amis en Indonésie… la palette des sujets traités dans Crossing divides est très large. Les formats aussi sont variés : du reportage vidéo à l’article d’analyse en passant par une journée « live » de débats radios entre personnes que tout oppose sur les thématiques les plus clivantes, du changement climatique à l’immigration. « L’idée est de rassembler les gens dans un monde fragmenté », explique Emily Kasriel, la pionnière du journalisme de solution à la BBC.Même si la marque Crossing divides n’a eu que deux ans d’existence, le concept va continuer d’irriguer les programmes de la BBC. Et sans doute d’inspirer d’autres médias dans le monde…

À méditer avant de proposer un calumet de la paix

  • Entrainez-vous avec des gens qui ne pensent pas du tout comme vous. Pratiquez la technique du Looping.
  • Rencontrez des professionnels de la médiation et inspirez-vous de leurs méthodes.
  • Comment traitez-vous les sujets les plus conflictuels dans votre média ? Comment pourriez-vous les aborder avec le prisme du journalisme de réconciliation ?

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