06. Penser « JoSo » dans une rédaction /
On ne nait pas journaliste de solution, on le devient. Il faut apprendre à penser à l’envers, abolir certains réflexes, sortir de l’agenda médiatique pour poser de nouvelles questions à de nouvelles personnes
Pratiquer le journalisme de solutions n’est pas un réflexe naturel pour un journaliste. C’est un peu comme demander à un sportif de corriger un geste répété pendant des années sur le terrain. Au début, il y a des fautes, des incompréhensions et beaucoup de productions axées sur les problèmes… plutôt que sur la narration de la solution. L’enseignement du journalisme constructif est encore balbutiant dans les écoles et nous avons presque tous été formatés pour intégrer un mode de pensée fondamentalement opposé au JoSo.
Nous courrons après les faits saillants, l’actualité, surtout si elle est dramatique. Or les sujets de journalisme de solutions sont souvent moins spectaculaires que ceux qui font les gros titres. Et ils sont souvent méprisés par les tenants de l’orthodoxie journalistique même si les mentalités changent progressivement.
Ainsi, on a pu voir au début du confinement lors de l’épidémie du Covid 19, de multiples reportages dans les médias français sur les jeunes des quartiers sensibles qui ne respectaient pas les gestes barrières (journalisme alarmiste). Avec un sous-entendu parfois souligné à gros traits : ces comportements expliqueraient les taux élevés de contamination sur ces zones.
Puis, on a vu apparaitre, et parfois dans les mêmes médias, des reportages sur les travailleurs de ces banlieues mobilisés en première ligne sans protection contre le virus (journalisme explicatif) et des sujets sur des bandes de jeunes qui créaient des chaînes d’entraides pour apporter soutien et nourriture aux personnes les plus fragiles (journalisme constructif).
Jeunes dangereux ou jeunes solidaires : un même sujet, mais deux angles où le journalisme fait finalement appel à l’émotion. Sauf que dans un premier cas, c’est la colère et l’indignation qui prime. Tandis que dans le second cas, c’est une émotion plus positive qui prend le dessus et apporte un minimum de réconfort dans un contexte tragique.
Et ces deux effets sont bien les conséquences d’un changement de méthode qui mérite qu’on s’y attarde en se débarrassant de ses préjugés : « On peut parler des choses qui vont bien sans que ce soit un drame déontologique », comme le souligne Cyril Auffret, rédacteur en chef des JT du week-end sur TF1 (voir épisode 11).
Penser « à l’envers » : les réflexes à abolir
- «Bad news is good news» : c’est notre adage primal. Penser JoSo comme l’explique Damien Allemand, responsable digital de Nice Matin, c’est « prendre le problème à l’envers ». Et, avoue-t-il : « Ça a été le plus dur » (in Le journalisme de solutions, p.42, Pauline Amiel, ed. PUG).
- Arrêter le misérabilisme. En effet, nous avons tous des automatismes face aux événements. En cas de catastrophe par exemple, on va tout de suite chercher les victimes et notre penchant naturel sera de traquer les témoignages les plus misérabilistes de ceux qui ont tout perdu. Il s’avère plus complexe d’explorer la résilience, de rechercher les exemples de ceux qui s’en sortent et de raconter comment ils font.
- Ne plus jouer au watchdog. Le journalisme « watchdog », à la fois factuel et critique, est devenu en grande partie un traitement a priori idéal pour renforcer la crédibilité du journaliste. Mais aussi un prisme ravageur pour la confiance qu’il devrait inspirer. Ce journalisme finit par être contre-productif quand le journaliste dénonce tout ce qu’il raconte.
- Sortir du « blablaclash ». Les débats spectaculaires mais stériles ne font avancer aucune cause. Le journaliste peut-il se contenter de distribuer la parole entre deux camps qui se parlent sans s’écouter ? La culture du clash permanent et des dialogues de sourds entre pro et anti a atteint ses limites.
Comment changer de perspective
Il faut cesser de suivre l’agenda tel qu’il est défini par les acteurs médiatiques (gouvernement, célébrités, entreprises). Il faut aussi arrêter de répercuter les infos produites par d’autres (agences de presse, confrères, communiquants). Les adeptes du JoSo – comme de l’investigation d’ailleurs – trouvent eux-mêmes leurs sources et créent leurs sujets.
- Les questions à se poser. Face à un événement dramatique, un problème structurel ou un blocage quelconque, le journaliste de solutions se posent des questions que d’autres se posent rarement.
- Est-ce qu’on a essayé autre chose quelque part ?
- Est-ce que ça marche ?
- Est-ce que ce qui marche ici, on peut le refaire ailleurs ?
- Qui met en œuvre les mesures les plus efficaces ?
- Pourquoi ce qui coince ici, fonctionne là-bas.
Cette liste nous conduit souvent vers des pistes inédites grâce à ce qu’il convient d’appeler le « journalisme comparatif ». En changeant de paradigme, on change le sens de l’info.
- Les sources à exploiter. Outre l’exploitation des données que nous verrons dans l’épisode suivant, les adeptes du JoSo sollicitent une source primordiale souvent délaissée par leurs rédactions : leur audience. À Nice Matin, ce sont les abonnés qui choisissent les sujets… pas les institutionnels ou les journalistes. Et on se rend compte que les questions qu’ils se posent sont des sujets ignorés en tout cas minimisés par les rédactions. D’autres journaux régionaux en France comme La Montagne ou la Voix du Nord ont aussi inversé la pratique de l’information uniquement descendante. Sur France Inter, dans ses « carnets de campagne », Philippe Bertrand sollicite ses auditeurs pour enrichir son émission. Il y a un véritable potentiel pour les radios qui ont souvent une communauté fidèle d’auditeurs.
Équipe dédiée ou culture JoSo ?
À partir du moment où la rédaction est conséquente, la question d’une équipe dédiée peut se poser. En fait, soyons clair, c’est probablement la meilleure solution pour le journalisme de solution (comme pour l’investigation ou le fact checking d’ailleurs). L’expérience exemplaire de Nice Matin dont le pôle Solutions est en quelque sorte un centre de profit (voir épisode 9) en est la preuve la plus éclatante. On peut aussi remarquer que des médias entiers comme Kaizen, We Demain, So Good, Usbek & Rica, Postivr en France (ou le projet StopBlaBla en Afrique) relèvent à plus de 50% du contenu du journalisme de solutions.
Mais c’est le plus souvent par l’intermédiaire d’un numéro spécial comme le Libé des solutions ou une rubrique (« Un monde de solutions de Brut. », « La France des solutions » de TF1, le Figaro Demain et surtout « upside » du Guardian) que le JoSo peut s’épanouir au sein d’une rédaction.
C’est le moyen le plus simple de montrer que les solutions peuvent être complémentaires des autres sujets à problèmes qui squattent plus des deux tiers des titres d’actualité.
Points à méditer
- Explorez les sites web de tous les titres cités. Même si certains sont payants, vous aurez une bonne idée de leur ligne éditoriale. Et n’hésitez pas à profiter des offres d’abonnement d’essai à un euro.
- À chaque conférence de rédaction, arrêtez de proposer pendant un temps des sujets « watchdog », blablaclash, misérabilistes et évitez les bad news. Engagez le dialogue avec ceux qui continuent à les promouvoir.
À chaque conférence de rédaction, tentez de proposer un angle solutions en vous inspirant des « questions à se poser » dans la partie « comment changer de perspectives » ci-dessus.
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